Léo Ferré

(Avec un grand merci à Jean-Paul D'H.)

Biographie

"Léo Ferré est incontestablement un écrivain majeur de notre époque. Les appréciations qui ont été portées sur son oeuvre par d'éminents auteurs contemporains l'attestent. André Breton le considérait comme un des grands poètes du siècle. Benjamin Péret choisit un de ses textes pour figurer dans son Anthologie de l'amour sublime (Albin Michel, 1956), le désignant ainsi comme l'un des trois poètes vivants, avec André Breton et Saint-John Perse, dignes d'illustrer sa conception de la passion amoureuse. Louis Aragon jugeait: «Il faudra écrire l'histoire littéraire un peu différemment, à cause de Léo Ferré.» Les éditions Seghers n'hésitèrent pas à lui consacrer deux ouvrages dans la collection Poètes d'aujourd'hui, l'un préfacé par Charles Estienne (1962) et l'autre présenté par Françoise Travelet (1986). De nombreux travaux universitaires, doctorats et mémoires de maîtrise, lui sont, par ailleurs, consacrés, depuis ces dernières années, montrant ainsi l'intérêt que son oeuvre suscite auprès des chercheurs.

Léo Ferré offre de multiples visages. Il est surtout connu du public pour ses chansons. Paris Canaille, Jolie Môme, C'est extra ou Avec le temps ont été de grands succès. Il a, par ailleurs, joué un rôle culturel de premier plan, en mettant en musique de nombreux poètes dont il a ainsi largement diffusé les oeuvres: Rutebeuf, Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire ou Aragon, grâce aux versions chantées qu'il a données de leurs textes, ont été révélés à un grand nombre de gens qui, sinon, les auraient ignorés. Léo Ferré est également un musicien talentueux: il a pratiqué, dans ses chansons, une gamme impressionnante de genres et de rythmes, de la manière populaire aux compositions les plus élaborées. Les formules musicales qu'il a utilisés confirment cet éclectisme: accompagnement au piano, dont il joue lui-même, formations de «variétés», groupe rock des Zoo, grands orchestres symphoniques, la palette est des plus étendues. Il a, par ailleurs, composé de la musique «classique», un oratorio inspiré par La Chanson du Mal Aimé d'Apollinaire, plusieurs opéras, dont La Vie d'artiste et L'Opéra du pauvre. Il faut ajouter à toute cette gamme de compétences qu'il fait lui-même les orchestrations de ses musiques et qu'il est également chef d'orchestre: il a fréquemment chanté en public en dirigeant de grands ensembles orchestraux et assure, à l'occasion, la direction de l'orchestre symphonique de Milan qu'il a choisi, en 1976, pour l'accompagner lors de l'enregistrement de ses disques. Il possède enfin sa propre maison d'édition, Gufo del Tramonto, et procède lui-même à l'impression d'ouvrages où se marient artistiquement textes et illustrations. La diversité des domaines où intervient Léo Ferré explique, en partie, la nature de son oeuvre littéraire dont cet ouvrage se propose de révéler toute la richesse. Cette oeuvre, considérable, comportant plusieurs milliers de pages, revêt de multiples aspects. Si, pour l'essentiel, elle est poétique, elle ne se réduit pas néanmoins à ce seul genre. Léo Ferré a également écrit un roman, Benoît Misère, des textes en prose, souvent à caractère philosophique, des livrets d'opéra. Comme sa musique, son oeuvre littéraire est d'une grande variété d'inspiration et d'écriture. Léo Ferré a repris les thèmes lyriques de la fuite du temps, de la mort ou de l'amour, mais a su leur donner une interprétation originale. Un fil directeur, la révolte, guide constamment sa démarche. Léo Ferré est profondément marqué par l'anarchie, qu'il définit comme «la formulation politique du désespoir», comme la manifestation du refus, comme la marque de l'extrême solitude, comme l'expression même de l'amour. Léo Ferré apparaît comme un écrivain indépendant de toute école, de toute doctrine. Si la somptuosité des images et l'inattendu des rapprochements semblent parfois le situer dans la mouvance des surréalistes, s'il utilise le terme «dicté» pour caractériser ce qui se passe en lui lorsqu'il écrit, il n'en rejette pas moins l'écriture automatique qu'il considère comme relevant du système, du procédé, de l'artifice. La grande force de Léo Ferré est d'avoir pratiqué, avec un égal bonheur, l'écriture littéraire, la composition musicale et l'interprétation. Ces différents modes d'expression s'interpénètrent dans son oeuvre. Même dans les textes qui n'ont pas donné lieu à des chansons, la musique est là sous-jacente. Il ne s'agit pas seulement de la musique des mots. Le phrasé du texte est constamment porteur d'un phrasé musical. Léo Ferré est un poète musicien ou un musicien poète, et la maîtrise parfaite de ces deux modes d'expression marque profondément sa création.

Quant à l'écriture littéraire elle-même, elle est d'une extrême variété. Léo Ferré a souvent utilisé l'argot, un argot personnel, porteur de néologismes, créateur d'inventions verbales. Mais il pratique également une expression d'une grande pureté, voire d'un grand classicisme. Il a écrit des textes courts, ramassés, concentrés. Il a aussi composé de très longs textes qui charrient des torrents de mots. Il a adopté des formes poétiques classiquement versifiées, qu'il a souvent abandonnées au profit du vers libre ou de la prose poétique. Si toutes ces tendances cohabitent au cours de sa carrière, une évolution se fait néanmoins sentir, qui permet de parler d'une écriture d'avant 1968 et d'après 1968. Avant 1968, le recours à l'argot est très fréquent et les textes courts l'emportent. Après 1968, l'argot se fait plus rare, tandis que l'expression tend à prendre de l'ampleur.

Il est important de connaître les méthodes de travail de Léo Ferré pour comprendre son écriture. Il lui arrive fréquemment de reprendre, en les modifiant et parfois en les amplifiant, des textes antérieurs. Les liens qui s'établissent entre texte et musique sont également significatifs. Léo Ferré a utilisé toutes les combinaisons possibles. Il a composé des musiques sur des textes de grands poètes. Inversement, il a parfois écrit des textes sur des oeuvres de grands musiciens. Les rapports entre ses propres textes et ses propres musiques sont également variés. Tantôt, de façon traditionnelle, il écrit, en même temps, texte et musique. Tantôt, il compose une musique sur un texte qu'il a conçu plusieurs années auparavant. Tantôt enfin, il écrit, après coup, un texte sur une musique déjà composée."

Robert Horvyille. Le 3 février 1993.


LES ANARCHISTES.

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
La plupart Espagnols allez savoir pourquoi
Faut croire qu'en Espagne on ne les comprend pas
Les anarchistes

Ils ont tout ramassé
Des beignes et des pavés
Ils ont gueulé si fort
Qu'ils peuv'nt gueuler encor
Ils ont le coeur devant
Et leurs rêves au mitan
Et puis l'âme toute rongée
Par des foutues idées

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
La plupart fils de rien ou bien fils de si peu
Qu'on ne les voit jamais que lorsqu'on a peur d'eux
Les anarchistes

Ils sont morts cent dix fois
Pour que dalle et pourquoi?
Avec l'amour au poing
Sur la table ou sur rien
Avec l'air entêté
Qui fait le sang versé
Ils ont frappé si fort
Qu'ils peuv'nt frapper encor

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent
Et s'il faut commencer par les coups d' pied au cul
Faudrait pas oublier qu' ça descend dans la rue
Les anarchistes

Ils ont un drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier

Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes